CEDH 390 (2018) 15.11.2018 La
Grande Chambre juge que les arrestations d’Aleksey Navalnyy en 2012 et 2014 ont
porté atteinte à plusieurs dispositions de la Convention européenne des droits
de l’homme Dans l’affaire de Grande Chambre1 Navalnyy c. Russie (requête n o
29580/12 et quatre autres), le requérant estime que son arrestation, sa
détention et sa condamnation administrative à sept reprises en 2012 et 2014 ont
violé ses droits et étaient motivées par des arrière-pensées politiques. Dans
son arrêt de Grande Chambre, la Cour européenne des droits de l’homme dit, à
l’unanimité, qu’il y a eu : violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et
à la sûreté/légalité de l’arrestation ou de la détention), de la Convention
européenne des droits de l’homme, violation de l’article 6 § 1 (droit à un
procès équitable) à raison de six procédures administratives, non-violation de
l’article 6 § 1 à raison d’une septième procédure administrative, violation de
l’article 11 (droit à la liberté de réunion et d’association) de la Convention
européenne. Elle dit également, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu :
violation de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits)
de la Convention européenne. Faisant sien le raisonnement de l’arrêt rendu par
la chambre dans cette affaire, la Grande Chambre a conclu à des violations des
droits de M. Navalnyy sur le terrain de l’article 5 à raison de ses sept
arrestations et de deux mises en détention provisoire, et sur le terrain de
l’article 6 pour six des sept procès ouverts à la suite des arrestations. La
Cour a conclu également à la violation de l’article 11 au motif que deux des
arrestations étaient dépourvues de buts légitimes et que les cinq autres n’étaient
pas nécessaires dans une société démocratique. La Grande Chambre a largement
étoffé le raisonnement de la chambre sous l’angle de cette disposition. La Cour
a estimé que le grief tiré par M. Navalnyy sur le terrain de l’article 18 d’un
mobile politique sous-jacent à ses arrestations représentait un « aspect
fondamental » de l’affaire. Axant son analyse sur deux des arrestations, elle a
jugé que celles-ci visaient en réalité à étouffer le pluralisme politique, en
violation de l’article 18, combiné avec les articles 5 et 11. La Cour a
également recommandé, sous l’angle de l’article 46 (force obligatoire et
exécution des arrêts) de la Convention européenne, que le Gouvernement prenne
des mesures afin de garantir le droit à la liberté de réunion pacifique en
Russie.
Principaux faits Le requérant,
Aleksey Anatolyevich Navalnyy, est un ressortissant russe né en 1976 et
résidant à Moscou (Russie). Il est un militant politique, chef de file de
l’opposition, engagé dans la lutte contre la corruption et auteur d’un blog. M.
Navalnyy fut arrêté à sept reprises en 2012 et 2014 à l’occasion de différents
rassemblements publics. Tout d’abord, il fut arrêté le soir du 5 mars 2012 au
cours d’un rassemblement organisé sur la place Pouchkine de Moscou, auquel
environ 500 personnes participèrent, consacré aux fraudes dont auraient été
entachées les élections présidentielles russes. Ensuite, au cours d’une «
sortie » de nuit à Moscou le 8 mai 2012, lors de laquelle des militants
s’étaient réunis pour discuter de l’inauguration la veille du président
Poutine, M. Navalnyy fut arrêté à deux reprises : premièrement, au petit matin
alors qu’il empruntait le passage Lubyanskiy, accompagné d’environ 170
personnes, et, deuxièmement, entre 23 heures et minuit, alors qu’il marchait
dans la rue Bolshaya Nikitskaya au sein d’un groupe d’une cinquantaine de
personnes. Le 9 mai 2012, à 6 heures, il fut arrêté à nouveau, cette fois sur
la place Kudrinskaya, à Moscou, alors qu’il se trouvait au sein d’un
rassemblement de 50 à 100 personnes qui discutaient de l’actualité. Plus tard
dans le courant de l’année, le 27 octobre 2012, alors qu’il participait à un
piquet devant le Comité d’investigation russe pour protester contre « la
répression et la torture » en coordination avec une trentaine d’autres
personnes, il fut arrêté – selon lui alors qu’il quittait le rassemblement.
Enfin, il fut arrêté à deux reprises le 24 février 2014 : premièrement, alors
qu’il attendait devant l’enceinte du tribunal du district Zamoskvoretskiy pour
assister au prononcé du verdict dans le procès des manifestants de la place
Bolotnaya, et, deuxièmement, alors qu’il participait à un rassemblement public
d’environ 150 personnes dans la rue Tverskaya ce soir-là. À la suite de chacune
des arrestations, M. Navalnyy fut conduit dans un poste de police pendant
plusieurs heures, tandis qu’un procès-verbal d’infraction était rédigé. Il fut
ensuite inculpé d’une infraction administrative : soit de manquement à la
procédure établie de conduite des événements publics (article 20.2 du code des
infractions administratives), soit de désobéissance à une sommation légale de
la police (article 19.3 du même code). A deux de ces occasions, il fut placé en
détention provisoire, pendant quelques heures le 9 mai 2012 et pendant la nuit
le 24 février 2014. Toutes les inculpations conduisirent à des procès à l’issue
desquels M. Navalnyy fut reconnu coupable d’une infraction. À cinq reprises, il
fut condamné à une amende d’un montant allant de 1 000 à 30 000 roubles russes
; et à deux reprises il fut condamné à une détention administrative (d’une
durée de quinze et de sept jours). Tous les recours formés par lui contre ces
jugements furent rejetés. Griefs, procédure et composition de la Cour Les
requêtes, n os 29580/12, 36847/12, 11252/13, 12317/13 et 43746/14, ont été
introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme les 14 mai 2012, 28
mai 2012, 30 novembre 2012, 14 janvier 2013 et 6 juin 2017, respectivement. Sur
le terrain de l’article 5 (droit à la liberté) de la Convention européenne des
droits de l’homme, M. Navalnyy voit dans ses sept arrestations (et ses deux
détentions provisoires) des privations illégales et arbitraires de sa liberté.
Sous l’angle de l’article 6 (droit à un procès équitable), il soutient que les
procédures ultérieurement ouvertes contre lui étaient toutes inéquitables.
Invoquant l’article 11 (droit à la liberté de réunion), il estime que les
autorités ont à plusieurs reprises interrompu des rassemblements pacifiques et
non violents en l’arrêtant, en l’inculpant puis finalement en le condamnant.
Enfin, il s’appuie sur l’article 14 (interdiction de discrimination), ainsi que
sur l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits), en
combinaison avec les articles 5 et 11, estimant que les autorités étaient
motivées par des arrière-pensées politiques. Dans son arrêt de chambre du 2
février 2017, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu, à l’unanimité,
à la violation des droits de M. Navalnyy découlant de l’article 5, de l’article
6 à raison de six des procédures administratives, et de l’article 11, La
chambre a jugé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les griefs de violation
des articles 14 et 18 combinés avec l’article 11. Elle a également jugé, par
quatre voix contre trois, qu’il n’était pas nécessaire d’examiner le grief de
violation de l’article 18 combiné avec l’article 5. Le 29 mai 2017, le collège
de la Grande Chambre a accepté les demandes de M. Navalnyy et du gouvernement
russe tendant à renvoyer l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de
l’article 43. Une audience a eu lieu le 24 janvier 2018. L’arrêt a été rendu
par la Grande Chambre de 17 juges, composée en l’occurrence de : Guido Raimondi
(Italie), président, Angelika Nußberger (Allemagne), Linos-Alexandre Sicilianos
(Grèce), Ganna Yudkivska (Ukraine), Robert Spano (Islande), Ledi Bianku
(Albanie), André Potocki (France), Aleš Pejchal (République tchèque), Faris
Vehabović (Bosnie-Herzégovine), Dmitry Dedov (Russie), Armen Harutyunyan
(Arménie), Georges Ravarani (Luxembourg), Pauliine Koskelo (Finlande), Tim
Eicke (Royaume-Uni), Jolien Schukking (Pays-Bas), Péter Paczolay (Hongrie),
Lado Chanturia (Géorgie), ainsi que de Søren Prebensen, greffier adjoint de la
Grande Chambre. Décision de la Cour Article 5 et 6 La Cour conclut à une
violation des droits de M. Navalnyy énoncés à l’article 5 à raison de son
arrestation à sept reprises et de sa détention provisoire à deux reprises. Elle
fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle il n’y avait aucune
raison de ne pas établir sur les lieux, plutôt qu’au poste de police, les
procès-verbaux des infractions administratives reprochées à M. Navalnyy. Le Gouvernement
n’a rien avancé qui permette d’expliquer pourquoi M. Navalnyy avait passé
plusieurs heures en détention avant d’être conduit devant un juge à une
occasion et toute la nuit à une autre occasion. Elle partage également le
raisonnement de la chambre sur le terrain de l’article 6 concluant à l’absence
de violation des droits de M. Navalnyy dans l’un de ses procès administratifs
(concernant les événements du 5 mars), mais à des violations de ses droits à
raison des procédures conduites pour les six autres épisodes. Dans ces six
procès, les tribunaux avaient fondé leur jugement sur le seul récit des faits
livré par la police. Article 11 La Cour souligne que le droit de réunion est un
droit fondamental et que le respect des procédures d’autorisation des réunions
que les gouvernements peuvent à bon droit mettre en place ne peut être une fin
en soi. Pour qu’une ingérence dans les droits énoncés à l’article 11 soit
justifiée, elle doit notamment poursuivre un « but légitime » tel que la
défense de l’ordre, la prévention du crime ou la protection des droits
d’autrui. Or, un tel but faisait défaut s’agissant des cinquième et sixième
arrestations. En particulier, la cinquième arrestation de M. Navalnyy s’est
déroulée alors que lui et d’autres quittaient à pied une manifestation
statique. Le groupe marchait sur le trottoir et ne gênait personne. Au cours du
sixième incident, les autorités ont jugé que des personnes qui attendaient à
l’extérieur d’un tribunal avaient formé une réunion publique non autorisée. Certains
d’entre eux scandaient des slogans politiques mais rien ne prouve que M.
Navalnyy se trouvât parmi eux. La Cour conclut à la violation des droits de M.
Navalnyy à raison des cinq autres arrestations au motif que, quand bien même
elles auraient pu poursuivre « un objectif légitime », elles n’étaient pas «
nécessaires dans une société démocratique » Les rassemblements en question ont
tous été dispersés alors qu’ils n’avaient causé aucun trouble. Or la Cour
attend des gouvernements qu’ils fassent preuve d’une certaine tolérance à
l’égard des rassemblements pacifiques, quand bien même ils n’auraient pas été
autorisés. Par ailleurs, M. Navalnyy s’est vu infliger des peines de nature
pénale, alors que de telles mesures ne devraient pas en général être imposées à
des personnes prenant part à des rassemblements pacifiques. Article 18 Ce grief
représentant un aspect fondamental de l’affaire, la Cour s’attache en
particulier aux cinquième et sixième arrestations, pour lesquelles elle a
constaté l’absence d’un but légitime. Elle note que M. Navalnyy a été arrêté à
sept reprises en un laps de temps relativement court. Il a joué un rôle majeur
au cours des quatre premiers épisodes, mais pas du cinquième et du sixième. Or
la police l’a ciblé personnellement lorsqu’elle l’a arrêté à cette dernière
occasion. La Cour estime que des « éléments concordants découlant du contexte »
indiquent que les autorités ont réagi de plus en plus sévèrement face à M.
Navalnyy et que la thèse qu’il défend, selon laquelle il était une cible
spéciale, apparaît cadrer avec une tendance générale visant à museler
l’opposition. La Cour estime établi au-delà de tout doute raisonnable que les
restrictions dont M. Navalnyy a fait l’objet au cours du cinquième et du
sixième épisodes poursuivaient un but inavoué, à savoir celui d’« étouffer le
pluralisme politique, qui est un attribut du « régime politique véritablement
démocratique » encadré par la « prééminence du droit », deux notions auxquelles
renvoie le Préambule de la Convention ». Il y a donc eu violation de l’article
18 en combinaison avec les articles 5 et 11. Article 46 La Cour rappelle sa
jurisprudence antérieure dans laquelle elle avait conclu que la législation
russe en matière de manifestations, de protestations et de rassemblements n’offrait
pas de garanties adéquates contre les ingérences arbitraires (Lashmankin et
autres c. Russie), et qu’il y avait des violations systématiques de l’article
11 à raison de la dispersion de rassemblements au seul motif qu’ils n’avaient
pas été dûment autorisés (Kasparov et autres c. Russie (no 2)). 5 Dans le cas
présent, elle a également relevé des « lacunes structurelles » dans le régime
juridique. La Cour invite la Russie à mettre en place un mécanisme légal pour
que les autorités tiennent dûment compte de l’importance fondamental du droit à
la liberté de réunion pacifique et fassent preuve de la tolérance nécessaire à
l’égard des rassemblements non autorisés mais pacifiques. Satisfaction
équitable (article 41) La Cour dit que la Russie doit verser au requérant 50
000 euros (EUR) pour dommage moral, 1 025 EUR pour dommage matériel et 12 653
EUR pour frais et dépens. Opinion séparée Les juges Pejchal, Dedov, Ravarani,
Eicke et Paczolay ont exprimé une opinion partiellement concordante et
partiellement dissidente dont le texte se trouve joint à l’arrêt. L’arrêt
existe en anglais et français. Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne
lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi que des
informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur
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90 21 55 30) Somi Nikol (tel: + 33 3 90 21 64 25) La Cour européenne des droits
de l’homme a été créée à Strasbourg par les États membres du Conseil de
l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention
européenne des droits de l’homme de 1950.